SYLLA VEUT VENGER LA REPUBLIQUE

A Rome, l'année précédente s'était écoulée relativement tranquillement. Flaccus étant mort, Lucius Cornelius Cinna conservait toujours son titre de consul et avait choisi pour l'accompagner Gnaeus Papirius Carbo, sans organiser d'élection. Tout Rome était désormais au courant des exploits de Sylla et de sa paix signée avec Mithridate. Sa lettre n'était pas sans inquiéter le Sénat, car elle indiquait le prochain retour du général. Et Cinna commença à recruter des troupes en renfort. Sur ce, le Snat reçut une seconde lettre du proconsul d'Asie…

''Sylla adressa au sénat un message écrit d'un ton de fierté et d'assurance, où il ne parla que de lui. Il y rappela ce qu'il avait fait, et en Afrique, dans la guerre contre Jugurtha, roi de Numidie, lorsqu'il n'était encore que questeur, et comme légat, dans la guerre contre les Cimbres, et durant sa préture en Cilicie, et dans le cours de la Guerre Sociale, et pendant son consulat. Il fit ensuite le tableau de ce qu'il venait d'exécuter contre Mithridate. Il en fit sonner haut les résultats, au milieu de la nomenclature des nations diverses qu'il avait fait passer de la domination de ce prince sous celle du peuple romain. Il fit valoir surtout que son camp avait servi de refuge aux malheureux que Cinna avait exilés, et qu'il avait allégé le poids de leur infortune. Il ajouta qu'en récompense de toutes ces choses, ses ennemis l'avaient déclaré ennemi public; qu'ils avaient fait raser sa maison et donner la mort à tous ceux qui lui étaient attachés; que sa femme même et ses enfants avaient eu beaucoup de peine à venir chercher leur salut auprès de lui. Il termina en disant qu'incessamment il arriverait pour venger les victimes individuelles, ainsi que la république entière, des auteurs de ces attentats, et en promettant d'avance que nul ressentiment ne serait d'ailleurs exercé ni contre les anciens, ni contre les nouveaux citoyens'', rapporte Appien.

Le Sénat reçoit la lettre de Sylla

A la lecture de cette lettre, ce ne fut pas la peur, ce ne fut pas l'épouvante, ce fut une ''terreur universelle'' qui s'empara des rangs du Sénat selon les termes d'Appien. Tous les sénateurs alliés à Cinna comprirent que la vengeance de Sylla contre eux serait terrible et sans pitié. En outre, cette lettre était une véritable déclaration de guerre contre Cinna et les populares. Ainsi, le Sénat, surtout sa partie neutre, décida sur le champ d'envoyer une délégation négocier avec Sylla. Dans le même temps, ces sénateurs demandèrent à Cinna d'arrêter de recruter des soldats en attendant la réponse de Sylla. Cinna s'y engagea mais, comme à son habitude, se parjura dès que la délégation quitta Rome.

CINNA MARCHE CONTRE SYLLA

Lucius Cornelius Cinna ne perdit pas de temps. Il passa l'hiver à rassembler une armée et au printemps, ils s'embarquèrent pour la Liburnie (Croatie). Cinna avait la ferme intention d'arrêter Sylla avant qu'il ne rentre en Italie. La première traversée des troupes se passa bien. A la deuxième traversée, une tempête se leva et les soldats désertèrent, sous le prétexte qu'ils refusaient de se battre contre une autre armée romaine. Après cette tempête, le reste de l'armée de Cinna refusa d'embarquer. ''Cinna, indigné, assembla les troupes pour les haranguer avec le ton de la menace. Les troupes, irritées de leur côté, obéirent à la convocation, avec l'intention de montrer de la résistance. Un des licteurs de Cinna, qui marchait au-devant de lui pour lui ouvrir le passage, frappa un individu qui se trouvait sur son chemin. Un des soldats de l'armée frappa de son côté le licteur. Cinna ordonna que le soldat fût saisi; une clameur universelle répondit à cet ordre, et Cinna se vit assaillir à coups de pierres. Alors les soldats qui l'entouraient mirent le glaive à la main, et le massacrèrent'', raconte Appien. Le centurion qui assassina Cinna raconta que le consul s'était mis à genoux devant lui et lui offrit son sceau, une bague d'un grand prix, en échange de sa vie. Ce à quoi le centurion lui répondit avant de l'assassiner: ''Je ne suis pas là pour signer un acte, mais pour délivrer la République du plus cruel et du plus injuste de tous les tyrans''. Ainsi périt Cinna…

Un centurion

A la suite de ces événements, Carbo renonça à aller attaquer Sylla en Asie. Il fit revenir les légions de Liburnie, et resta seul consul pour l'année, les présages précédant l'élection d'un consul suffect s'étant montrés défavorables…

SYLLA EN ATTENTE

Il fallut du temps pour collecter l'impôt colossal de la province d'Asie. Sylla avait décidé de faire payer aux asiatiques le meurtre des citoyens romains, leur en imputant toute la responsabilité, bien plus qu'à Mithridate. Ils devaient donc payer au prix fort leur révolte contre Rome. Pour Sylla cette affaire concernait après tout les affaires internes de l'empire romain. ''Lucullus fut chargé de faire rentrer cet argent et de frapper de la monnaie, ce qui, semble-t-il, consola quelque peu les villes de la rigueur de Sylla; car il se montra, non seulement intègre et juste, mais doux, dans l'exercice d'un mandat si pénible et si sombre'', note Plutarque. Pendant ce temps, ses légionnaires prenaient du bon temps. ''Les soldats de Sylla, traités par leur général avec une indulgence contraire à toutes les maximes de nos ancêtres, s'amollirent dans un pays où les voluptés s'offraient de toutes parts en abondance, et où le repos dans lequel on les laissa les invitaient à en jouir. C'est là que les armées du peuple romain apprirent à se livrer aux excès de la débauche et de l'ivrognerie; à prendre du goût pour les statues, les tableaux, les vases ciselés; à dépouiller de tous ces ornements les particuliers, les villes, les temples des dieux; enfin à piller et à enlever sans distinction le sacré et le profane'', note Salluste.

Au début de l'été, Sylla quitte l'Asie avec ses légions. Il laisse Murena gouverner cette province avec les deux légions de Fimbria, et avec Lucullus comme questeur. Le proconsul partit d'Ephèse en ayant totalement ruiné sa province, et en la laissant aux mains des pirates. En effet, ''elle fut envahie ouvertement par un grand nombre de navires de pirates, ressemblant plus à des flottes régulières qu'à des bandes de voleurs. Mithridate les avait une première fois mis en branle au moment où il ravageait toutes les côtes, pensant qu'il ne pourrait pas garder longtemps ces régions. Leur nombre avait alors considérablement augmenté, et ils ne se confinaient pas aux seuls bateaux, mais attaquaient ouvertement les ports, les fortins et les villes. Ils prirent Lassos, Samos et Clazomène ainsi que Samothrace où se trouvait alors Sylla, et on dit qu'ils y volèrent dans le temple des ornements évalués à mille talents. Sylla, soit qu'il voulait que ceux qui l'avaient offensé fussent maltraités, soit parce qu'il était pressé de s'attaquer à la faction ennemie à Rome, les laissa et partit pour la Grèce'', rapporte Appien.

En arrivant à Athènes, le proconsul trouva la délégation du Sénat. Celle-ci venait pour écouter ses revendications et lui faire licencier son armée. ''Cependant Sylla avait répondu aux députés du sénat que, quant à lui, il ne serait jamais l'ami de ceux qui avaient commis de tels attentats; qu'il ne trouverait pas mauvais que la république leur fit grâce de la vie, mais que ceux qui prendraient le parti de se réfugier auprès de lui seraient ceux qui pourraient le plus compter sur une sécurité perpétuelle, parce que son armée lui était singulièrement affectionnée donnant clairement à entendre, par ce seul mot, qu'il n'était point dans l'intention de la licencier'', rapporte Appien. Ainsi, Sylla était prêt à se monter clément envers ses ennemis, du moins à épargner leur vie, si cela pouvait éviter une nouvelle guerre civile. Evidemment, il refusa de licencier ses légions, ce qui, d'une part, ne lui aurait donné aucun moyen de défense, soit pour lui, soit pour le petit Sénat qui l'accompagnait. D'autre part, il conservait son armée comme un moyen de pression envers le Sénat de Rome pour que lui et ses partisans fussent réintégrés dans leur droit. Enfin, il voulait encore récompenser ses soldats, et avait certainement dans l'idée de les installer dans des colonies en Italie. Puis, le proconsul demanda à ce qu'on lui rende son titre de citoyen, qu'on cessa de faire des préparatifs de guerre contre lui, comme s'il était un barbare prêt à envahir l'Italie pour la piller. Il demanda aussi à ce que ses biens confisqués lui furent rendu, tout comme son sacerdoce d'augure, car cette charge était inaliénable. La délégation ne prit aucune décision et repartit pour Rome transmettre ses demandes au Sénat. Comme Lucius Cornelius avait une confiance limitée envers ces parlementaires, il leur adjoignit quelques personnes de sa suite, sénateurs également, afin de prouver sa bonne volonté de conciliation. Et il répondit aux négociateurs qu'il reconnaitrait l'autorité du sénat à condition qu'on rappelle les citoyens qui, banni par Cinna, ont cherché un refuge près de lui. Il ne lui restait plus qu'à attendre la réponse de Rome…

Le temple d'Eleusis

En attendant, le proconsul en profita pour se faire initier aux mystères d'Eleusis. Les initiés de ce culte, après leur rituel d'intronisation, croyaient fermement qu'ils connaitraient une vie après la mort. C'était donc la célébration d'une quête spirituelle. Sur le plan culturel, il se réserva pour lui la bibliothèque d'Apellicon de Téos, dans laquelle se trouvaient conservés d'anciens manuscrits d'Aristote et de Théophrase, non diffusés auprès du public. Sylla profita aussi de sa famille. En effet, sa femme Metella, a mis au monde des jumeaux, un garçon et une fille. Cette double naissance, assez rare, lui est apparue comme un heureux présage. Aussi, rompant avec la vieille tradition, il décida d'appeler son fils Faustus et sa fille Fausta, prénoms justement synonymes d'heureux et de bon augure. Cependant, le favori de la Fortune tomba malade alors qu'il se trouvait à Athènes. Il commença à ressentir des douleurs dans les pieds, avec des engourdissements et une sensation de lourdeur. On lui diagnostiqua une crise de goutte, provenant sans doute du fait qu'il était en campagne depuis de nombreuses années et qu'il se nourrissait mal. Pour le guérir, les médecins lui conseillèrent d'aller prendre des bains chauds à Edepse. Rompant avec ses habitudes militaires, il retrouva la compagnie des artistes, qu'il affectionnait particulièrement. Plutarque rapporte l'anecdote suivante: ''Un jour qu'il se promenait sur le bord de la mer, des pêcheurs lui offrirent de très beaux poissons. Charmé de ce présent, il leur demanda d'où ils étaient. ''De la ville d'Alées, lui répondirent-ils. ''Eh quoi ! reprit Sylla, reste-t-il encore quelqu'un d'Alées?'' C'est qu'après la victoire d'Orchomène, en poursuivant les ennemis, il avait ruiné trois villes de la Béotie: Anthédon, Larymne et Alées. Les pêcheurs, effrayés, restèrent muets; mais Sylla leur dit, en souriant, de ne rien craindre, et de s'en aller joyeusement. ''Vous êtes venus, ajouta-t-il, avec des intercesseurs puissants, qui ne méritent pas d'être refusés''. Ces paroles rendirent la confiance aux Aléens, et ils retournèrent habiter leur ville''.

LA GRECE REMERCIE SYLLA

A Athènes, les oligarques avaient repris le pouvoir grâce à Sylla. Midias et Calliphon en tête, suivi d'autres concitoyens, décidèrent alors de rendre hommage au proconsul. Ils lui érigèrent ainsi une statue sur l'Agora en qualité de second fondateur de la ville! En effet, Sylla restitua aux Athéniens les îles d'Imbos, Lemnos, Scyros et Délos, qui avaient été prises par Mithridate. En outre, l'Imperator octroya à Athènes le statut de civitas libera et foederata. On institua même une fête en son honneur, les sylleia, célébrée chaque année le 8 Octobre: course aux torches et à des dédicaces de petits hermès par les éphèbes. Ces honneurs envers Sylla ne se limitèrent pas à Athènes. En effet, toute la Grèce restée fidèle à Rome multiplia les festivités et les dédicaces envers son sauveur: la cité d'Egion organisa des jeux en son honneur; la cité de Thespies en Béotie lui dédia une statue en remerciement de son statut de civitas libera; la cité d'Oropos lui érigea une statue et en dédia une à sa femme Metella en remerciement de la restitution de son sanctuaire; enfin la cité d'Acraiphia en Béotie l'honora en lui décernant les titres d'évergète et de sauveur.

De retour à Athènes, Sylla apprit la mort de Cinna. Et quand la délégation sénatoriale arriva à Brundisium, ses envoyés apprirent que le consul avait été assassiné, mais aussi que Carbo ne voulait pas rentrer à Rome pour gouverner. La délégation se sépara là. Les partisans de Sylla refusèrent d'aller à Rome, qui était désormais sans gouvernement selon eux, et retournèrent à Athènes. Les sénateurs rentrèrent à Rome pour faire un compte rendu des propositions de Sylla au sénat. A Rome, le débat fut très houleux. Les sénateurs étaient d'accord pour accepter la proposition de Sylla, c'est-à-dire de réintégrer les sénateurs bannis, mais les populares, majoritaires face aux modérés, rejetèrent les demandes de Sylla. Le proconsul restait donc un ennemi public et ses biens et ses titres demeuraient confisqués. En outre, Carbo présenta une loi anti-Sylla au Sénat. Il voulait exiger des otages de toutes les villes et de toutes les colonies d'Italie pour s'assurer de leur opposition à Sylla! Les sénateurs rejetèrent ce projet de loi à une très large majorité. Lorsque Sylla apprit tout cela, il commença à rassembler ses légions pour rentrer en Italie. La guerre était donc inévitable…

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