An de Rome 675 (-79): ''Quand Servilius et Claudius furent nommés consuls, Sylla apparut comme un simple particulier'' dit Orose. Le 1er janvier, Sylla refusa donc d'aller gouverner la province proconsulaire de Gaule Cisalpine. Il abandonnait définitivement l'imperium qu'il détenait depuis dix ans. ''Tranquille chez lui, sans rien redouter ni des exilés, ni des villes dont il avait rasé les forteresses et les murailles, envahi le territoire, épuisé les finances et violé les immunités, Sylla rentra dans la condition d'homme privé'' ajoute Appien. D'une certaine manière, Sylla abdiqua donc une deuxième fois.

A Rome, l'étonnement régnait encore. Vraiment, Sylla quittait le pouvoir pour de bon? Personne n'osait encore y croire. Et certains, dont Plutarque et Appien se sont interrogés pendant longtemps sur cette volonté toute particulière de Sylla de délaisser le pouvoir au contraire de tous les autres généraux romains. Tous, à part Lucullus... Et si Plutarque s'attarde peu sur les deux abdications de Sylla, il donne plus de détails sur le ''départ à la retraite'' de Lucullus, le plus proche ami de Sylla. Des détails qui semblent autant se rapporter à Lucius Sylla qu'à son principal légat: ''Lucullus avait fait concevoir de lui au sénat les plus grandes espérances; la gloire et la puissance qu'il s'était acquises semblaient devoir être le contrepoids de la tyrannie de Pompée, et le rempart de l'aristocratie; mais il démentit ces belles espérances, et abandonna entièrement l'administration des affaires, soit qu'il jugeât les maux de la république irrémédiables, soit, comme d'autres le disent, qu'étant rassasié de gloire, il voulût se reposer enfin de tant de travaux et de tant de combats qui n'avaient pas eu une fin heureuse, et se livrer désormais à une vie douce et tranquille. Bien des gens louent ce changement, et l'approuvent de n'avoir pas fait comme Marius, qui, après sa victoire sur les Cimbres, après tant et de si glorieux exploits, ne sut pas jouir d'une gloire si digne d'envie; qui, entraîné par un désir insatiable de gloire et de domination, alla disputer le commandement à de jeunes capitaines, et trouva l'écueil de sa gloire dans des actions horribles, qui lui attirèrent des maux plus affreux encore. Au contraire, Crassus et Pompée raillaient Lucullus sur cette vie de délices et de voluptés à laquelle il s'abandonnait; ils pensaient que cet état de mollesse était encore moins convenable à des vieillards que les soins de l'administration et les travaux de la guerre''.

Lucullus rêve d'une vie douce et tranquille

Et Appien d'en arriver finalement à la même conclusion: ''Sylla donc, moitié violence, moitié nécessité, quoique l'on dît que c'était par élection, s'étant emparé de la dictature perpétuelle, fut le premier, que je sache, des tyrans qui ait osé abdiquer spontanément le pouvoir suprême parce qu'il s'en était lassé''.

Lassé du pouvoir, rassasié de gloire, Sylla aspirait désormais à une vie douce et tranquille. Comme ses soldats qu'il avait démobilisé, après avoir passé près de la moitié de sa vie au service de l'armée romaine, il voulait prendre une retraite méritée. Et surtout, il ne voulait pas finir sa vie comme Gaius Marius avait terminé la sienne, à s'engager, vieux et fatigué, dans des combats qui ne le concernaient plus. Sylla quittait donc la scène publique au sommet de sa gloire.

SYLLA DEFRAYE LA CHRONIQUE MONDAINE

Sylla quitta le pouvoir, mais demeura à Rome, et continua de siéger au Sénat. Les Romains auraient pu critiquer ouvertement sa dictature, ses abus de pouvoir, sa tyrannie. Mais, non! C'est surtout sur la vie privée de l'ancien dictateur que se focalisait la chronique romaine. Selon Plutarque, Sylla passait ''les journées entières à boire'' avec des comédiens. Et en ces premiers mois de l'année, l'opinion romaine jasait fort: ''Les personnes qui avaient alors le plus de crédit auprès de lui, c'étaient le comédien Roscius, l'archimime Sorix, et Metrobios, qui jouait les rôles de femme''.

Sylla retourne à son ancienne vie de débauche

Même si Sylla affichait aux yeux des Romains le spectacle du général Heureux avec sa nouvelle femme Valeria Messala, pour laquelle il témoignait un peu trop d'affection en public, c'est à l'acteur Roscius qu'il offrit un anneau de prix. Revenait alors aux Romains l'opinion de Gaius Marius lorsqu'il vit Sylla pour la première fois: qu'on lui avait donné un questeur beaucoup trop efféminé. Et de là, des rumeurs commencèrent à courir sur une possible relation entre Sylla et Roscius. Ce fut Sylla lui-même qui balaya ces ragots, sans pour autant cacher sa vie privée aux Romains. En effet, ''quoique Metrobios fut déjà vieux, Sylla l'aimait toujours et n'avait pas honte de l'avouer'', rapporte Plutarque. Ainsi, débauche et abus de vin, les vices premiers de Sylla, réapparurent dès qu'il eut délaissé le pouvoir…

NOLA TOMBE

En Italie, toutes les villes marianistes ou samnites étaient tombées, sauf Nola. Le siège devant la ville s'éternisait et le consul Claudius Pulcher veillait à obtenir sa reddition. Il restait encore un chef samnite en activité, Gaius Papius Mutilus, l'un des deux consuls italique de la Guerre sociale. Il s'était réfugié à Nola, puis en avait été chassé en vertu de la loi de proscription de Sylla. Papius Mutilus, finalement acculé, avait décidé d'aller trouver refuge dans sa belle-famille, à Teanum, où se trouvait encore sa femme, Baestia. Mais Mutilus eut beau implorer pour qu'on lui ouvre la porte, celle-ci resta close. On ne voulait pas aider un homme proscrit par Sylla sous peine d'être proscrit soi-même. Acculé, Gaius Papius Mutilus se suicida sur le seuil de la maison, et maudit sa belle-famille en répandant son sang sur la porte. Et enfin, Nola, la ville italique la plus ennemie de Sylla, finit par tomber au printemps et se rendre à l'armée romaine. Ses terres furent confisquées.

LEPIDUS CONSUL CONTRE L'AVIS DE SYLLA

Ce n'est pas parce que Sylla n'était plus dictateur qu'il ne possédait plus d'influence dans la politique romaine. Au contraire, pour les élections consulaires, Sylla soutenait ouvertement Quintus Lutatius Catulus, alors qu'il avait défendu à l'ancien gouverneur de Sicile, Marcus Aemilius Lepidus de se mettre sur les rangs du consulat. En effet, ''on l'avait vu zélé fauteur du parti populaire, au temps du triomphe de Marius, sous le septième consulat duquel il fut édile curule. Il fut des premiers à passer sous les drapeaux de Sylla vainqueur, et s'enrichit des biens des proscrits. Après avoir exercé la préture, il fut envoyé en Sicile, et, par ses concussions, il mérita d'être traduit en justice à son retour; mais ses accusateurs, cédant aux instances du peuple, se désistèrent; et Lepidus, enhardi par l'impunité, osa briguer le consulat. Adulateur servile de Sylla, il en avait espéré la protection; mais le dictateur, qui avait trop bien jugé ce factieux, lui défendit de se mettre sur les rangs'', rapporte Salluste. Et Lepidus de désormais maugréer en secret contre l'ancien dictateur. Voici quelques propos qu'il tenait en privé à l'époque contre Sylla:

''La tyrannie de Lucius Sylla''; ''Vous avez affaire à un homme qui n'a d'espoir que dans le crime et dans la perfide, et qui ne peut se croire en sûreté qu'en se montrant plus méchant et plus détestable''; ''Tous ces biens, cette contrefaçon de Romulus nous les a ravis comme à des étrangers, et il les retient encore. Ni le sang de tant d'armées, ni celui d'un consul, ni celui de nos premiers citoyens, victimes des hasards de la guerre, n'ont assouvi sa rage; et sa cruauté s'accroît même au sein de la prospérité, qui d'ordinaire charge la colère en pitié. Que dis-je? Il est le seul entre tous les mortels qui ait prononcé des supplices contre les enfants à naître, voulant ainsi qu'une injuste proscription leur fût assurée avant l'existence ; et maintenant - ô comble de perversité! - il peut, grâce à l'excès même de ses forfaits, en toute sûreté, se livrer à sa fureur''; ''Lois, jugements, trésor public, provinces, royaumes étrangers, tout est à la discrétion d'un seul, tout, jusqu'au droit de vie et de mort sur les citoyens''. ''Mais, à entendre Sylla, je suis un séditieux, parce que je m'élève contre ceux que nos troubles ont enrichis; un homme qui veut la guerre, parce que je réclame les droits de la paix. Ah! Je comprends! Il n'y aura ni bien-être ni sûreté dans l'état, si le Picentin Vettius et le greffier Curnelius ne dissipent en profusions les légitimes propriétés d'autrui; si l'on n'approuve les proscriptions de tant d'innocents, sacrifiés pour leurs richesses, les supplices des personnages les plus illustres, Rome dépeuplée par l'exil et le meurtre, et les biens des citoyens donnés ou vendus comme le butin pris sur les Cimbres''; ''Mais lui, loin de se repentir il les compte au nombre de ses titres de gloire, et, si l'on n'y mettait ordre, il recommencerait avec encore plus d'emportement. Et déjà je ne suis plus en doute de ce que vous pensez de lui, mais bien du parti que vous oserez prendre: je crains qu'en vous attendant les uns les autres pour mettre la main à l'œuvre vous ne soyez victimes, je ne dis pas de sa puissance (elle n'a plus ni réalité ni consistance), mais de votre inaction; il vous préviendra, et fera ainsi voir au monde qu'il a autant de bonheur que d'audace''.

Marcus Aemilius Lepidus

Lepidus s'en serait tenu à ses propos de salon si Pompée n'avait eu la mauvaise idée de soutenir ouvertement la candidature de Lepidus au consulat: ''Alors Lepidus se tourna vers Pompée, qui, flatté de voir qu'on espérait obtenir par son influence ce que Sylla ne voulait pas accorder, saisit cette occasion de montrer son crédit sur le peuple'', explique Salluste. Magnus Pompée souhait donc montrer à Sylla que le ''soleil levant'' avait désormais plus d'influence sur la foule que le ''soleil couchant''. Pompée semblait prêt à s'associer avec le premier démagogue venu pour prouver ses propos. Cependant, Sylla laissa faire. Certains dirent qu'il était jaloux de la gloire naissante de Pompée, mais qu'il ne s'opposa pas aux nouvelles préférences du jeune général. Est-ce parce qu'il aurait eu ''honte d'y mettre obstacle'' selon Plutarque? Nous serions plus tentés de croire que Sylla a volontairement laissé Pompée libre de ses choix pour voir s'il était aussi bon politique que militaire.

Le jour des élections, Sylla ''ne fut pas présent aux comices; mais il se tint tranquillement sur la place, confondu dans la foule, et se livrant à quiconque aurait voulu l'arrêter pour lui faire rendre compte de sa conduite'', rapporte Plutarque. Et ce fut Marcus Aemilius Lepidus qui fut élu premier consul devant Quintus Lutatius Catulus. Lepidus fut élu ''bien moins pour son mérite personnel que par la faveur de Pompée, que le peuple voulait obliger'', ajoute Plutarque. Beaucoup s'attendait à voir Sylla rouge de rage après ce revers politique. Mais au contraire, l'ancien dictateur ''ne parut pas très sensible à cet espèce d'affront'', raconte Salluste. Et alors que Pompée traversait le Forum, tout glorieux de son nouveau prestige politique, et entouré par une foule nombreuse, Sylla l'appela et lui dit: ''Jeune homme, je te vois tout glorieux de ta victoire. N'est-ce pas en effet un exploit bien honorable et bien flatteur que d'être parvenu, par tes intrigues auprès du peuple, à faire que Catulus, le citoyen le plus vertueux, ne fût nommé au consulat qu'après Lepidus, le plus méchant des hommes? C'est à toi maintenant, à veiller aux affaires, et à ne pas t'endormir après avoir armé contre toi-même un dangereux ennemi''.

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