MALHEUR AUX SAMNITES VAINCUS

Le lendemain, on retrouva Télésinus à moitié mort sur le champ de bataille, ''mais son visage était celui d'un vainqueur plutôt que d'un mourant'', rapporte Velleius Parteculus. Sylla lui fit couper la tête et la fit planter au bout d'une pique devant les murs de Préneste. L'Imperator ne fit preuve d'aucune pitié envers ses adversaires. Aux portes de Rome, on ne dénombra pas moins de 50 000 morts des deux camps, le pire bilan des deux guerres. Les optimates avaient fait en outre 8 000 prisonniers. Les autres chefs, Lemponius, Carrinas, Marcius Censorinus et Brutus Damasippus réussirent à s'enfuir. Carrinas, Censorinus et Damasippus furent rapidement rattrapés et traînés devant Sylla qui les fit immédiatement mettre à mort. Puis il envoya leurs têtes à Ofella, avec ordre de les faire porter autour des murailles de Praeneste.

Le premier mouvement de Sylla au lendemain de la bataille fut d'aller à Antemna dès le lever du jour pour aller féliciter Marcus Licinius Crassus. Sur le chemin, l'Imperator reçut la reddition de 3 000 soldats ennemis, la plupart des Samnites, qui lui demandèrent grâce. Lucius Cornelius l'accepta, à une condition: qu'avant se joindre à lui ils aillent achever les derniers des leurs encore vivants. Sylla pensait qu'en les faisant se massacrer entre eux, il se débarrasserait des Samnites pour de bon. Il n'avait aucune confiance en eux et cherchait un moyen de s'en débarrasser. La reddition de ceux-ci lui fournissait donc un bon prétexte. De fait, ces 3 000 soldats, croyant en la parole de l'Imperator, se jetèrent sur leurs compagnons de la veille. Il y eut beaucoup de morts de part et d'autre, mais sans doute pas assez pour Sylla. Tous les soldats ennemis, y compris les 3 000 qui s'étaient rendus, furent convoqués et rassemblés dans la Villa Publica, le grand espace clos sur le Champ de Mars où les censeurs pratiquaient les opérations de recensement. Sylla et ses légats avaient rassemblé en ce lieu entre 6 000 et 8 000 prisonniers. Beaucoup d'entre eux, y compris les Samnites, pensaient que Sylla allait les engager dans son armée.

Des soldats samnites

Après sa victoire, Lucius Cornelius convoqua le Sénat dans le temple de Bellone, situé aussi sur le Champ de Mars, à côté de la Villa Publica. A peine commença-t-il à parler, que ses soldats, commandés par Pompée, ayant reçu des ordres massacrèrent les Samnites rassemblés dans la Villa Publica. Les sources varient concernant les ennemis passés au fil de l'épée. Orose parle de 3 000 Samnites, Maxime Valère de quatre légions, Plutarque de 6 000 hommes, Tite-Live et Appien de 8 000. Ce massacre s'entendit jusqu'à Rome et glaça tout le monde de terreur. Apparemment personne ne s'attendait à voir Sylla traiter pareillement ses ennemis. ''Les sénateurs en furent effrayés; et Sylla, continuant à leur parler avec le même sang-froid et le même air de visage, leur dit de n'être attentifs qu'à son discours, et de ne pas s'occuper de ce qui se passait au dehors; que c'étaient quelques mauvais sujets qu'il faisait châtier'', rapporte Plutarque. Pour Lucius Cornelius, il était hors de question de laisser la vie à des Samnites ayant jurés de raser Rome. Au contraire, c'était lui, Sylla, qui aller raser le Samnium, et faire un exemple, afin de dissuader quiconque de s'en prendre à Rome.

Pourtant, les Romains comprirent tout autre chose, et ne remercièrent aucunement Sylla de les avoir délivrés du danger Samnite. Selon Plutarque: ''Ces paroles firent comprendre aux plus stupides des Romains qu'ils n'étaient pas affranchis de la tyrannie, et qu'ils n'avaient fait que changer de tyran''. Selon Maxime Valère: ''Quatre légions du parti contraire qui s'étaient fiées à sa parole se trouvaient dans l'édifice public élevé au Champ de Mars: c'est en vain qu'elles implorèrent la compassion du vainqueur perfide; il les fit massacrer. Leurs cris lamentables et déchirants retentirent jusqu'aux oreilles de Rome épouvantée. Le Tibre dut porter leurs cadavres mutilés dans ses eaux teintes de sang, qui suffisaient à peine à un si énorme fardeau''. Selon Dion Cassius: ''Le massacre des prisonniers ne poursuivait pas moins alors son cours par l'ordre de Sylla. Comme il s'exécutait près du temple de Bellone, un bruit confus, de longues lamentations, des gémissements, des voix plaintives arrivaient jusqu'au palais du sénat. Les Pères conscrits étaient livrés à une vive inquiétude, causée par la barbarie de Sylla dans ses paroles et dans ses actions: ils pressentaient qu'ils n'étaient plus loin d'être frappés eux-mêmes. En proie à une double douleur dans le même moment, le désir d'être enfin affranchis de tant d'alarmes faisait envier à plusieurs le sort de ceux qui déjà périssaient hors du temple; mais la mort des sénateurs fut ajournée: on égorgea tout le reste, et les cadavres furent jetés dans le Tibre''. Certains sénateurs crurent que Sylla allait sans doute aussi les mettre à mort, comme Damasippus l'avait fait auparavant sur ordre de Marius.

Plus tard, bien plus tard, la grande propagande de clémence de Jules César était passée par là quand les historiens rédigèrent leurs chroniques, et les sénateurs « survivants » n'hésitèrent pas à faire passer Sylla pour un tyran sanguinaire manquant de clémence envers ses ennemis. Et les irréductibles Samnites ayant juré la destruction de Rome devinrent ainsi au fil du temps les pauvres victimes d'un vainqueur perfide et sans pitié. Ou quand l'Histoire s'écrit à l'envers…

LE SENAT REFUSE DE DECLARER LES MARIANISTES ENNEMIS PUBLICS

A part quelques sénateurs qui craignaient pour leur vie, la réunion dans le temple de Bellone se déroula plus ou moins bien pour Sylla. Lucius Cornelius prononça un long discours, rappelant les injustices dont lui, sa famille et ses partisans avaient été victimes de la part de Marius et de la faction des populares. Dans un premier temps, le Sénat ratifia tous ses actes en qualité de proconsul depuis le jour où il avait quitté Rome et s'était embarqué pour l'Asie. Bien sûr, tous les décrets qui avaient été prit contre lui furent annulés. Enfin, il n'était donc plus ennemi public, ni lui, ni Metellus, ni tous les sénateurs qui avaient pris son parti. En bref, Lucius Cornelius Sylla, l'heureux général, avait retrouvé officiellement sa dignitas.

Le général Sylla sans pitie

La deuxième partie de la réunion se déroula moins bien. Sylla voulait en effet appliquer son programme tel qu'il avait envoyé sa lettre au sénat depuis l'Asie: qu' ''il arriverait pour venger les victimes individuelles, ainsi que la république entière, des auteurs de ces attentats''. Et il entendait bien que ceux qui avaient été odieusement assassinées soient vengés. Sylla proposa donc au sénat de voter une loi qui ferait que tous ceux qui avaient pris les armes contre lui depuis la trêve faite avec le consul Norbanus soient à leur tour déclarés ennemis publics. Mais le sénat refusa de voter cette loi. ''Il n'a pas voulu donner une sanction publique à des actes de rigueur inconnus chez nos ancêtres'', explique Cicéron. Plus encore, Quintus Lutatius Catulus, interpela ainsi Sylla: ''Avec qui, à la fin, allons-nous vivre si nous tuons les hommes sous les armes en temps de guerre, et les hommes désarmés en temps de paix?''. ''Assez de morts'', disaient les plus modérés des amis de Sylla par la bouche de Catulus. Il est vrai que le massacre des Samnites déborda largement le cadre de la Villa Publica comme l'explique Orose: ''Dès que Sylla entra vainqueur dans Rome, il fit tuer, contre la loi divine et la parole donnée, 3000 hommes, sans armes et confiants, qui s'étaient rendus par l'intermédiaire de parlementaires. Un très grand nombre de gens furent également tués à ce moment, je ne dirais pas des innocents, mais, qui plus est, des gens du parti même de Sylla: on dit qu'il y en eut plus de 9000. Ainsi des meurtres s'accomplissaient sans entrave dans la ville, les assassins erraient de côté et d'autre, selon que la colère ou le butin attirait chacun''.

En effet, pendant cette séance du Sénat, on ne réglait pas seulement leur compte aux Samnites, qui se défendaient comme ils le pouvaient en se jetant à corps perdus sur les légions de Sylla en train de les massacrer à la Villa Publica, et donc beaucoup d'hommes furent aussi tués à ce moment. Mais tout Rome était en proie au chaos, à la vengeance et au règlement de compte. ''Assez de morts'', réclamait le Sénat. Mais Sylla ne voulait pas que ses ennemis et ceux de sa faction s'en tirent aussi facilement, et il poursuivit sa vengeance. Ainsi, sans l'accord du Sénat, Sylla fut bien le seul responsable du châtiment infligé aux assassins des sénateurs et des responsables de la Guerre civile. Mais le Sénat perdit beaucoup dans l’affaire car en laissant faire Sylla, il renonça de facto à ses pouvoirs et apparut comme soumis à un seul homme. Ce fut un très mauvais calcul de la part des sénateurs qui, à ce moment là, renonçèrent quasiment d'eux-mêmes à la République !

SYLLA VRAI LOUP ROMAIN

Gnaeus Papirius Carbo a dit de Sylla qu'il était mi-lion mi-renard, mais en fait, Lucius Cornelius Sylla fut plutôt un véritable loup romain. Et il n'aurait plus été le même homme après sa victoire à la Porte Colline. Selon Dion Cassius: ''Sylla vainquit les Samnites: couvert de gloire jusqu'à ce jour, la renommée de ses exploits et la sagesse de ses résolutions, son humanité, sa piété envers les Dieux l'élevaient bien au-dessus de tous les Romains. Chacun reconnaissait que son mérite lui avait donné la Fortune pour auxiliaire; mais après cette victoire, il s'opéra chez lui un tel changement, qu'on ne saurait dire s'il faut attribuer au même homme les actions qui la précédèrent et celles qui la suivirent: tant il est vrai, à mon avis, qu'il ne put supporter son bonheur''. Selon Maxime Valère: ''Lucius Sylla ne peut être ni loué ni blâmé autant qu'il le mérite. Dans la préparation de la victoire, c'était pour le peuple romain un nouveau Scipion; dans l'usage de la victoire, c'était un autre Hannibal''. Selon Plutarque: ''Sylla, qui d'abord, usant de sa fortune en citoyen modéré, avait fait croire qu'on aurait en lui un chef favorable à la noblesse et protecteur du peuple, qui même dès sa jeunesse avait aimé la plaisanterie, et s'était montré sensible à la pitié jusqu'à verser facilement des larmes, donna lieu par ses cruautés de reprocher aux grandes fortunes qu'elles changent les mœurs des hommes, qu'elles les rendent fiers, insolents et cruels. Mais est-ce un changement réel que la fortune produise dans le caractère, ou plutôt n'est-ce que le développement qu'une grande autorité donne à la méchanceté cachée au fond du cœur?'' Et Appien d'ajouter que Sylla avait un ''caractère véhément'', et qu'il ''marchait contre ses ennemis en dissimulant la haine profonde dont il était animé''. Salluste est encore plus clair: ''le plus heureux des hommes avant sa victoire dans les guerres civiles'', mais doté ''d'une profondeur de dissimulation incroyable''.

Sylla Imperator le regard dur et froid

En fait, personne parmi les Romains restés à Rome pendant que les autres étaient à la Guerre civile ne savait qui était réellement Lucius Cornelius Sylla. Ses adversaires, à commencer par Gaius Marius, Quintus Sertorius, Lucius Cornelius Cinna et Gnaeus Papirius Carbo, qui réussirent à soulever presque toute l'Italie contre lui, le connaissaient bien, eux, et savait parfaitement de quoi il était capable: ''Ils connaissaient assez bien Sylla pour savoir qu'il ne se contenterait pas d'infliger quelques châtiments, de remettre les choses dans l'état où il les avait laissées, d'en imposer à ses antagonistes, mais qu'il lui faudrait des ruines, des morts, des confiscations, une extermination massive et totale'', rappelle Appien. Et ce n'était pas pour rien que les populares avaient tout fait pour empêcher Sylla de revenir au pouvoir à Rome! Mais les Romains qui ne fréquentaient ni l'armée ni le Sénat, ignoraient eux comment l'Imperator Sylla réglait les affaires en Asie ou sur les champs de batailles, et qu'il allait régler les affaires de Rome et de l'Italie de la même façon. ''Jamais il ne traita aucun des peuples étrangers qui lui avaient fait la guerre, comme il traita alors sa patrie: on eût dit qu'elle aussi avait été soumise par ses armes'', relève Dion Cassius.

Lucius Cornelius Sylla dissimulait en lui un vrai loup romain prêt à mordre à la moindre attaque, n'hésitant pas à montrer ses crocs, à terroriser ses adversaires qu'ils s'appellent Jugurtha, Mithridate, les Samnites ou les populares, et à faire couler le sang. Et derrière la façade du parfait aristocrate romain se dissimulait un homme assoiffé de vengeance.

Sylla n'a aucunement changé après la Guerre civile. Simplement les Romains découvraient son véritable caractère et furent très surpris de voir jusqu'où Sylla était capable d'aller et comment il exerçait la justice romaine. Appien d'Alexandrie a réussi à résumer son programme en une seule formule: "guérir le mal par le mal".

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